
Muna Traub est journaliste et productrice de cinéma. Elle est intervenue lors de la table ronde organisée par l’ARRF (L’association des réalisateurs et réalisatrices francophones) au BRIFF (Brussels international film festival) en juin dernier : Les imaginaires et l’inclusion dans le cinéma belge, quels nouveaux regards pour l’industrie? Autodidacte, débrouillarde et polyvalente, la jeune artiste mène également plusieurs batailles de front sur les questions d’inclusion dans le cinéma. Nous l’avons rencontrée pour Mediarte, elle nous partage sa vision du secteur avec pertinence et lucidité.
Muna, pourrais-tu parler brièvement de ton parcours?
J’ai fait des études de journalisme à l'IHECS dont j’ai été diplômée en 2018. Pendant mes études, j’ai su rapidement que je voulais me diriger vers l’audiovisuel. J’ai choisi le journalisme parce que j’ai eu très tôt la volonté de mettre en lumière les récits de différentes personnes qui n’avaient pas forcément les moyens ou la voix pour porter leur message. J’aime énormément le contact humain, rencontrer les gens, écouter ce qu'ils ont à dire et voir aussi un peu l'effet miroir que peuvent avoir leurs récits sur moi. Avec les années, je me suis politisée et je trouve également essentiel de mixer le politique avec les récits de vie.
Comment t’es-tu tournée vers le cinéma?
J’ai co-réalisé un premier film documentaire/reportage de fin d'étude. C’était une double première fois: première fois à l’étranger et première réalisation. C’était en République dominicaine, le projet s’appelait Tu seras un homme, ma fille, on l’a tourné dans un village nommé Las Salinas. On était une équipe composée que de filles, on est parties un mois et demi. La particularité de Las Salinas, c’est qu’un grand pourcentage de personnes y naissent intersexes. Je voulais continuer dans le documentaire, ça ne m'a pas quittée. Le journalisme en tant que tel, financièrement, c'est très compliqué, c'est aussi pour ça que j'ai bifurqué. Je voulais faire du journalisme d’investigation et ça demande du temps.
Ou alors, tu écris pour un tel média, comme pigiste et tu dois écrire tous les jours en étant stressé, ou encore, tu écris en ligne et c’est aussi une chose que je ne voulais pas faire: j’avais fait un stage au Vif et quand j’écrivais quelque chose, ça finissait aux oubliettes. Je ne me voyais pas écrire 3-4 articles la journée qui finiraient dans les méandres d’internet. Puis c’est souvent mal payé et assez compliqué de se faire une place dans le milieu surtout sans sécurité financière. Il y a effectivement des difficultés dans le cinéma aussi mais il y aussi plus d’opportunités: il y a des projets de toute sorte, certains sont fauchés, d’autres non, et on peut compter sur le bouche-à-oreille. Enfin, le statut d’artiste existe et c’est non-négligeable. Quand tu es pigiste, la question de la précarité se pose aussi en termes de statut: tu n’es officiellement pas employé parce qu’il n’y a pas l’argent de t’employer et t’assurer une sécurité sociale mais par ailleurs, dans les faits, tu travailles quasiment exclusivement pour un média donné. On ne va pas t’engager mais on te fera 360 contrats d’un jour, toute l’année! Puis, comme journaliste, tu es payé au signe, tu n’es pas payé pour le temps de travail effectif. Moi, je travaillais pour Médor, occasionnellement, c’est le seul média qui me correspondait en termes de valeurs et de rémunération.
Comment la fiction est-elle venue à toi?
Grâce à ce premier documentaire. J’ai rencontré Christophe Rolin quand j’étais à l’IHECS, à une projection film. Il voyait qu'on avait besoin d'aide avant le tournage en République dominicaine et il nous a pas mal soutenues pour la préparation. Il a repéré en moi certaines compétences et comme il projetait de réaliser un long-métrage [NDLR, Le voyage de Talia] au Sénégal, il recherchait un profil comme le mien. J’ai un côté très proactif et organisationnel, puis je suis non-blanche, mon père est libérien.
C’était un projet pirate, sans subsides. L'idée c'était de faire un premier tournage et d’avoir un court pour développer la suite et recevoir des subsides sur la base de ce qu'on pourrait déjà montrer. J’ai été chercher autour de 15 000 euros pour ce projet. Je pense que c'est peut-être lié à ma débrouillardise ou le fait de voir out of the box.
Je sortais des études, j’avais faim et j’étais très motivée. Je pense que mon implication a mené progressivement à ce que je sois productrice exécutive et directrice de production sur le projet.
Comment te vois-tu évoluer dans ce métier?
Je n’ai pas ma boîte de production pour le moment. Je me suis à chaque fois greffée à des entités existantes pour faire le travail de production. Par exemple, pour Le voyage de Talia, Chris [NDLR, Christophe Rolin] avait déjà sa propre ASBL, Bande de ciné. J’ai travaillé sous cette coupole là. Quand j’ai travaillé avec Inès Eshun, elle venait également de créer sa propre structure et on s’est associées à IOTA production, côté francophone. Il y a moyen de faire de la production de cinéma sans avoir de boîte de production, ça amène une certaine liberté parce que tu peux naviguer entre plusieurs boîtes de prod, tout en ayant des partenaires habituels. Pourtant, j’aimerais beaucoup avoir ma propre structure.
Si la configuration actuelle te donne plus de liberté, pourquoi vouloir avoir ta propre boîte?
C’est une affaire de vision et de valeurs. Je pense que j'ai une vision des choses que je n'ai pas encore trouvée en Belgique. C’est aussi lié au choix des projets à accompagner: il y a des projets qu'on m'a proposés et que j'ai refusés parce que ça ne correspondait pas à ce que j'avais envie de raconter, par exemple.
Je sais que ça a aussi pu me gêner par le passé de ne pas pouvoir embrasser pleinement un projet et l’accompagner selon ma vision des choses. Voilà pourquoi j’aimerais avoir ma propre structure. Je ne veux pas la porter seule, soyons clairs, ça pose la question de qui on s’entoure et la manière dont on souhaite travailler ensemble. C'est tout ça que je veux pouvoir choisir. Arriver sur un projet préexistant avec une identité et une vision propres, ce n'est pas la même dynamique de travail.
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J'ai envie de mettre en avant les récits de personnes marginalisées, qu’on ne porte pas à l’écran: les récits des personnes non-blanches, grosses, queers ou encore porteuses d’un handicap invisible par exemple.
Tu parles de vision, quelles sont les valeurs que tu aimerais porter avec ta structure?
Ça paraîtra un peu redondant parce que j'ai l'impression qu'on le répète souvent mais il y a vraiment des récits qui ne sont ni entendus ni compris dans le cinéma belge et des personnes qui ne sont pas représentées. J'ai envie de mettre en avant les récits de personnes marginalisées, qu’on ne porte pas à l’écran: les récits des personnes non-blanches, grosses, queers ou encore porteuses d’un handicap invisible par exemple. Et je souhaite vraiment travailler avec des réalisateuristes concerné.e.s par le projet porté, pour moi, c’est très important.
Selon toi, qu’est-ce qui distingue la diversité de l’inclusion?
Je peux te partager ma distinction personnelle mais ça restera des définitions arbitraires. Avec le mot diversité, il y a un peu de colorwashing. Il me semble usé et aléatoire. In fine, il veut tout et rien dire, ça laisse une trop grande marge d’interprétation. Pour moi, c'est un mot connoté négativement à cause de la façon dont on l’utilise. Je pense que ça nous fait plus de mal que de bien. Je préfère le terme trouvé par Yamna El Atlassi, elle parle plutôt de stratégies anti-discriminations. C’est plus clair, ça renvoie à la législation, qui est commune.
Dans le mot inclusion en revanche, il y a le verbe inclure qui induit une action différente, ça fait plus de sens. Puis comme c’est un mot qu’on utilise que depuis peu, on peut se l’approprier autrement et y apposer un regard neuf.
Quels sont les films récents qui illustrent l’inclusivité dont tu parles et que tu aurais aimé produire?
Sans réfléchir, je pense à Augure de Baloji. En plus, d’être une véritable proposition artistique, Augure prend le parti d'avoir principalement des personnes non-blanches à l'écran. C'est très rare en Belgique d'avoir ça alors qu'il y a plein de films où il n'y a que des personnes blanches. C'est déjà un acte militant en soi de faire ça ici. Je pense aussi à Nganji Mutiri qui a réalisé Juwaa.
C’est tout aussi innovant et peu commun d'avoir un film où le fait d’être queer n'est pas le sujet principal mais une sous-couche du récit. Avec ma boîte de prod’, j’ai également envie de créer des ponts avec le continent africain francophone, particulièrement avec l'Afrique de l'Ouest. Ayant travaillé au Sénégal j'ai toute une expertise que j’aimerais nourrir davantage. Je pense que produire des films intercontinentaux permet d’écrire autrement les récits, de les enrichir et de couvrir les angles morts qu’on aurait. J'aimerais créer des connexions entre le continent et les diasporas. Nos perspectives ne sont pas les mêmes, d’autres récits peuvent émerger de là. Je réalise un film sur mon père rentré au Libéria et son parcours, et le regard que je porte dessus n’est pas le même que celui d’un homme qui aurait quitté son pays pour venir en Belgique. De plus, je n'y ai pas encore réfléchi de manière plus approfondie, mais il y a des choses que je vais clairement puiser dans la manière de faire au Sénégal, dans les temporalités et les manières d’être en lien que j'ai adorées.
La manière de régler les problèmes qui se présentaient, les alternatives qu’on pouvait trouver aux limites ou contraintes qu’on avait, était inspirante. Là-bas, c’était plus instinctif. Loin du côté beaucoup plus protocolaire belge. Ça aussi, ça permet d’être imaginatif et audacieux.
Ta débrouillardise et ta manière de concevoir le cinéma ne tiennent-elles pas aussi au fait que tu sois autodidacte?
Oui, sûrement en partie. Je pense qu’être autodidacte ça aide, ça permet de proposer d’autres choses. Par contre, là où c’est un peu plus compliqué- c’est quelque chose que j’ai beaucoup ressenti- c’est au niveau de la légitimité. Le réflexe que j'ai eu c'est d'avoir un mentorat, d'avoir des personnes qui ont une expérience conséquente et qui peuvent t'épauler dans le développement de ta vocation. Le cinéma, c'est beaucoup de relations, beaucoup de partenaires différents avec lesquels on peut parfois avoir des différends. Du coup, le fait d'avoir quelqu'un qui te fasse confiance et qui puisse te conseiller ou te guider dans ton métier, c'est vraiment une chance. Avec ACT, un collectif que je porte et qui réunit des acteurices racisé.e.s du secteur du cinéma, c’est aussi un peu ça le but: faciliter ce genre de partages. J’aimerais mettre en place des binômes du même genre que Duo For a Job. Créer du lien pour faciliter la transmission d’expériences. Ça existe déjà sous d’autres formes: Samira Hmouda le fait au Pianofabriek, Graines de Cinéaste et Mediarte aussi. Ces structures accompagnent les personnes qui sortent des écoles ou veulent se lancer dans le cinéma avec des ateliers et autres manières de gagner de l’expérience. Ce n’est cependant pas toujours évident en tant que personne non-blanche, de chaque fois arriver dans des espaces où on est seul.e ou à peine deux.
Justement, par rapport à la représentation, quel regard portes-tu sur les institutions du cinéma et leur évolution?
Je pense qu'elles sont au début d'un chemin mais qu’il y a encore du travail à faire. Ce travail- là, je pense qu'il doit se penser en dialogue avec les marges et pas sans les marges. Des initiatives sont déjà portées par elles, il ne faut pas refaire la roue à chaque fois. Si ce qui est fait n’est pas forcément documenté, ou fait sans connaître les réels besoins, ça risque d’être contre-productif.
Parmi les initiatives mises en place par le Centre du Cinéma, il y a la fiche diversité. Mais qu'est-ce que ça veut dire au juste? C’est un débat compliqué. Je ne dis pas qu'il y a une solution simpliste et toute faite par contre, ça nécessite des discussions. Imposer à un réalisateur blanc de mettre de la diversité sur son projet, c’est à double tranchant. D’un côté, c’est bien car ça pousse le réalisateur à aller chercher d’autres profils et de l’autre, on ne peut pas prendre les gens uniquement pour ce qu’ils représentent. On ne pense pas non plus violences potentielles auxquelles peuvent être confrontées les personnes minorisées sur le plateau de tournage: engager des acteurices noir.e.s mais ne pas prévoir d’employer des professionnel.le.s compétent.e.s pour leur coiffure ou leur maquillage; recruter des personnes trans et les mégenrer1, par exemple. Il y a un travail de dingue qui a déjà été fait: l’industrie est aussi confrontée à d’autres difficultés le cinéma est un art élitiste et bourgeois pour lequel il faut avoir les moyens- mais ces questions sont essentielles parce que selon qui compose l’industrie du cinéma, ça a un impact sur les récits qu’on raconte et sur nos imaginaires. Ce qu’il y a à prendre, c’est le changement de perspective des personnages, leur façon différente de raconter quelque chose. Nous avons des réalisateurices en Belgique qui rayonnent à l’international grâce aux récits qu’iels portent et qui s'adressent à un public au-delà des frontières. Zeno Graton illustre aussi la manière dont j’aimerais que le cinéma évolue: rien que son casting donne une identité singulière à son film (Le Paradis), une autre texture. Je pense aussi à Maxime Jean-Baptiste et Kuté Vwa. Puis, quand on parle de minorités, on oublie souvent l’âge mais on a aussi beaucoup à apprendre de nos aînés: je pense à ma mentor qui a longtemps travaillé aux côtés de Marion Hänsel et a une approche moins industrielle du cinéma, loin d’une idée de “marché”.
1 S’adresser à une personne en lui attribuant, intentionnellement ou non, un autre genre que celui auquel elle s’identifie.
Tu parles de ponts à faire, y compris entre les générations, comment pourrait-on également penser ces liens entre les collectifs qui existent déjà?
Je pense que c'est ça la prochaine étape. Je pense à Elles tournent ou Elles font des films.
Les choses bougent et ça se sent parce qu'elles font un travail de fond. La seule chose qui est dommage, c'est que je ne me retrouve pas dans toutes les initiatives qu’elles mettent en place. Parce que je ne suis pas juste une femme, je suis aussi une personne racisée et en ça, je ne me retrouve pas toujours dans les combats qu’elles portent. Néanmoins, leurs rapports annuels sont très utiles, on voit aussi une évolution du secteur grâce aux statistiques: la situation en 2011 où pour certaines catégories, il n’y avait aucune personne non-blanche représentée à l’écran, est bien différente d’aujourd’hui. Je ne sais pas comment le dialogue pourrait avancer, mais j'ai pensé à une fusion ou à la création d’un groupe de travail payé ou défrayé qui collaborerait sur les questions d’intersectionnalité.
Pour moi, la table ronde organisée par L’ARRF (association des réalisateurs et réalisatrices francophones) au BRIFF (Brussels international film festival) était un peu inédite. Pour une fois, ça me semblait concret et c’est déjà une première étape de travail. Peut-être qu’il faut prendre le temps de poser des constats et puis avancer. Ce qui me semble essentiel au fond, c’est l'accessibilité du cinéma comme médium pour tout le monde. C’est aussi ce qu’on porte comme revendication avec l’action annuelle devant les Magritte. Au départ, on voulait célébrer le fait que Babetida Sadjo était la première femme noire à être en lice dans la catégorie “Meilleure actrice”. C’est vrai que les Magritte sont encore une jeune institution mais il n’empêche, c’était un vrai évènement. On portait aussi une colère: au-delà de la représentation à l’écran, y a encore et toujours celle derrière l’écran aussi et ça concerne également les postes coiffure et maquillage. On a recommencé l’action cette année. Ça a été relayé jusqu’en France, il y a entre-autres eu une interview sur Bx1 qui explique clairement la raison d’être de cette action.